Enquête. La folle histoire du Journal

Publié le par Foire2Fès

La dernière conférence de presse du Journal hebdomadaire, tenue mercredi 3 février, a des airs de veillée funèbre. La salle est bondée, il fait pourtant froid. Et la lumière, capricieuse, plonge de temps à autre la salle dans une pénombre macabre, assortie d’un silence lourd et pesant. Aboubakr Jamaï raconte, la voix tremblotante, l’histoire du journal qu’il a créé en 1997. Sa vie, et sa mort survenue le 27 janvier. Ce-jour là, cinq huissiers mettent sous scellés les locaux de la publication et saisissent tous ses biens. Selon divers recoupements, Le Journal traîne une ardoise d’environ 15 millions de dirhams auprès du fisc et de la sécurité sociale. L’Etat réclame son dû, particulièrement 4,5 MDH au titre de créances à la CNSS datant de la période 1997-2003. Jamaï ne conteste pas les impayés accumulés par Le Journal, mais s’étonne des vices de forme et de la célérité de la justice. Le jugement de première instance a été exécuté à une vitesse record avant même un recours en appel. Il n’en demeure pas moins que le titre-symbole de la décennie 2000 est bel et bien mort et enterré. Voici son histoire.

Enfant de l’Alternance
“Créer un journal est un acte de foi”. Cette phrase ouvre l’éditorial d’Aboubakr Jamaï dans le premier numéro du Journal paru en novembre 1997. Il ne croit pas si bien dire. Récemment converti au journalisme, sa seule expérience en matière de presse se limite à une chronique financière dans La Vie économique, dont il “accouche dans la douleur”, confie-t-il. Matrice du futur Le Journal, l’hebdomadaire de Jean-Louis Servan Schreiber est la publication où fourbit aussi ses premières armes Ali Amar. Les deux hommes se sont connus à Wafabank, où Jamaï faisait un stage dans le département dirigé par Amar. Ils ont dans l’idée de créer un journal. Le projet suscite l’intérêt de bon nombre de grands patrons déjà bien installés à l’époque : Mustapha Terrab, Fayçal Laraïchi, Saâd Bendidi, entre autres.
Au final, le tour de table de Media Trust, société éditrice du Journal, se limitera à trois actionnaires : Amar, Jamaï et son copain de lycée Hassan Mansouri, futur patron de Primarios. “A l’époque, personne ne donnait cher de leur peau dans le milieu de la presse. Aucun n’avait la crédibilité ni l’expérience nécessaires. Ils étaient trois parfaits inconnus”, témoigne un journaliste embarqué dans l’aventure dès la première heure. “On était des bleus”, surenchérit Aboubakr Jamaï qui, le jour de la sortie en kiosque du bébé, a un sentiment mitigé : “Nous étions heureux de l’avoir fait. Mais on savait qu’il allait falloir réussir le même challenge chaque semaine”.
Dès les premiers numéros, la répartition des rôles entre le trio dirigeant se fait selon les compétences et le caractère de chacun. Editorialiste plus que journaliste, “Jamaï était effacé et n’assistait presque jamais au bouclage”, se souvient un membre du Journal première mouture. Ali Amar, co-rédacteur en chef, endosse quant à lui le rôle de “catalyseur de la rédaction”, poursuit ce journaliste. Pour le directeur général, Hassan Mansouri, la presse était “un business, il y a mis des billes et veut les faire fructifier”, conclut notre témoin. Mansouri surveille son capital de près, assiste au bouclage, va chercher les sandwichs et les boissons, se rend au petit matin à l’imprimerie pour le suivi.

L’économie avant tout
La première couv’ de l’hebdomadaire porte sur le résultat des élections législatives de 1997 qui vont porter Abderrahman Youssoufi à la primature. Une simple coïncidence due à la date choisie pour le lancement. L’Alternance est sur les rails, mais la politique n’est pas encore le fonds de commerce du Journal, qui choisit de se consacrer en priorité à l’économie.
Convaincue que le Maroc des cols blancs est l’avenir du pays, la publication se positionne comme une alternative à La Vie éco et L’Economiste. L’équipe du Journal innove en commandant des sondages d’opinion et en adoptant un ton agréable. Elle décroche aussi des scoops sur la Bourse et les télécoms, les secteurs-phares du milieu des années 1990, grâce au réseau bâti par Jamaï et Amar du temps où ils étaient banquiers. “Les futurs grands noms de la finance comme Mustapha Bakkoury, Anas Alami ou Hassan Bouhemou venaient prendre le café dans les locaux du Journal”, raconte un membre de la rédaction. Déjà à des postes de responsabilités, ils sont aussi un soutien financier en achetant des pages de publicité. “L’un de nos premiers annonceurs a été la société Marfin, une filiale de la BMCE, dirigée à l’époque par Hassan Bouhemou (actuel bras droit de Mounir Majidi, ndlr). Nous réalisions régulièrement des suppléments financiers pour attirer la publicité”, confie Aboubakr Jamaï.
Quelques mois à peine après le lancement, un différend entre actionnaires survient. Hassan Mansouri s’oppose au recrutement de Jamal Berraoui, l’oncle maternel de Jamaï et ancien rédacteur en chef de La Vie économique. Pour Mansouri, cette plume politique n’est pas en adéquation avec la ligne éditoriale économique. Mais Aboubakr Jamaï n’en démord pas. “Berraoui était mon idole, j’admirais son intelligence et sa culture”, confie-t-il. Il compte sur son oncle pour le décharger d’un fardeau lourd à porter, et surtout pour se rassurer. C’est que, à l’époque, Jamaï manque de confiance en soi et doute de ses capacités d’éditorialiste : “Je me réveillais en pleine nuit en me posant des questions. Mais tu fais quoi ? Tu te prends pour qui ? Je craignais d’être une escroquerie intellectuelle”, confie Jamaï. Le directeur de publication finit par avoir gain de cause. Berraoui intégrera la rédaction du Journal tandis que Hassan Mansouri décide de revendre ses parts. En quête d’un nouvel actionnaire sûr, Jamaï a un “réflexe tribal”, selon son expression. Il contacte un cousin qui lui présente Fadel Iraki, assureur et marchand d’art. Fidèle à un trait de son caractère, Iraki dégaine son chèque sans sourciller et rachète les parts de Mansouri. “Il lui a même accordé une plus-value de 30% par rapport à son investissement initial de 500 000 dirhams”, raconte Jamaï. Le Journal se remet vite de cette première crise, mais pas l’amitié entre Jamaï et Mansouri qui, aujourd’hui, se taillent des croupières par presse interposée.

Basri ou le virage politique
En cet été 1998, le nouveau tour de table est verrouillé, la rédaction est prise en main par le duo Berraoui et Amar. Aboubakr Jamaï, de son côté, peut s’envoler tranquille pour Oxford où il décroche une bourse pour un master. Toujours en quête de plus de bagages, il “replonge dans ses premières amours, la finance”, confie-t-il. Et aiguise ses idées, à l’université londonienne, au contact de l’intellectuel palestinien Edward Saïd. Durant l’absence du directeur de publication, Jamal Berraoui fait prendre un virage politique au Journal. La conjoncture est propice, Abderrahman Youssoufi est au gouvernement, l’Alternance bat son plein et trouve dans Le Journal son plus grand défenseur.
Le 28 septembre, l’hebdomadaire sort sa première Une choc, qui marque d’entrée les esprits : “Pour sauver l’expérience de l’Alternance, Driss Basri DOIT PARTIR”. “C’est à ce moment que nous avons une révélation. On se découvre, nous sentons qu’il est possible de faire entendre notre voix”, analyse Jamaï.
“Enfants de l’Alternance”, comme ils se définissent désormais, les mentors du Journal décident de défricher un terrain encore vierge, celui des droits de l’homme, en appelant notamment au retour d’exil d’Abraham Serfaty. L’audace du Journal se confirme de semaine en semaine. En mars 1999, il publie une interview de Malika Oufkir qui vient d’écrire La prisonnière, livre où elle témoigne de ses années d’enfermement sous Hassan II. “C’était une vraie première. On pouvait parler sans crainte de la Constitution, d’Abraham Serfaty et des années de plomb. Mais dans le cas de Malika Oufkir, on s’attaquait au jardin secret de Hassan II. C’était la dernière ligne rouge”, raconte Jamaï. Le Journal la franchit allégrement sans subir, à son grand étonnement, les foudres de Hassan II. Explication de Jamaï : “Avec cette Une, nous optimisions l’équation de l’ouverture posée par le roi”. La preuve, suite au coup du Journal, L’Humanité, quotidien français peu amène avec Hassan II en temps ordinaire, titre “Le Printemps marocain”, au grand bonheur, paraît-il, du roi défunt.
Hassan II apprécie Le Journal comme interface médiatique à l’international, témoignant du vent démocratique qui souffle sur le Maroc. Il le fait savoir à Fadel Iraki, via Fouad Ali El Himma, proposant même aux dirigeants du Journal un chèque de 50 millions de dirhams pour monter une imprimerie. Les anciens camarades de classe du prince héritier sont tout aussi fans du nouvel hebdo : Hassan Aourid, futur porte-parole du Palais, y tient une tribune, tandis qu’El Himma, secrétaire particulier de Sidi Mohammed, agit comme émissaire auprès des dirigeants du Journal quand Hassan II ou son fils veulent leur transmettre un message.

Au bonheur des années fastes
En résumé, tout baigne. Le Journal est devenu influent, Aboubakr Jamaï, qui a pris de la bouteille, a l’oreille des puissants, et la ligne éditoriale convainc un lectorat de plus en plus nombreux. De semaine en semaine, les ventes explosent et atteignent des pics de 30 000 exemplaires en 1999. Et les vannes publicitaires inondent Le Journal : “Nous étions reçus personnellement par les dirigeants des grandes boîtes. On sentait un respect chez eux. Alors que nous engrangions 150 000 dirhams de publicité par mois au début, nous sommes passsés à 450 000 dirhams en 1999 et 2000. Rien qu’avec un supplément sur Agadir, nous avons atteint le montant record de 1 million de dirhams. J’avais l’impression d’avoir décroché la lune”, témoigne un ancien commercial du Journal qui, durant cette période d’euphorie, gagnait facilement entre 40 et 50 000 dirhams en commissions publicitaires.
Le cash coule à flot au point que l’hebdomadaire n’hésite pas à imprimer en France quand il a des problèmes avec son imprimeur marocain. Le résultat ferait pâlir d’envie n’importe quel patron de presse : un journal au format et avec la même qualité d’impression que Le Courrier International. Le prix à payer lui arracherait par contre des cris d’effroi : 7 à 8 millions de dirhams par an de frais de transport depuis la France. “Chaque semaine, un membre de l’équipe prenait l’avion pour Paris afin de porter les films à l’imprimeur. C’était un week-end de luxe aux frais de la princesse, raconte un ancien du Journal. Les voyages à Paris étaient devenus tellement banals qu’ils étaient considérés parfois comme une corvée”.
L’hebdomadaire ne regarde plus à la dépense. Il troque le modeste appartement, où il a incubé, pour prendre ses aises dans un plateau de 400 m2 qu’il réaménage de fond en comble. Ordinateurs flambant neufs, matériel d’impression dernier cri, voitures de direction, ça flambe à tout va. Et quand il s’agit d’évènementiel, le management débourse aussi sans compter : “Le Journal a organisé un séminaire en France où il a invité une dizaine de businessmen. Un avion privé a été loué pour l’occasion. Un dirigeant de la publication a même songé un moment à le repeindre aux couleurs de l’hebdomadaire”, se souvient un ancien de la maison. Le Journal est “the place to be” pour un journaliste. Les plumes prometteuses et confirmées sont débauchées à des salaires mirobolants pour l’époque. Elles ont la reconnaissance salariale mais aussi, donnée essentielle, enfin, un espace d’expression libre où elles peuvent se lâcher après des années de frustration et d’autocensure.
L’hebdo enchaîne les enquêtes qui dérangent. Il va fouiner dans les transactions immobilières de Mohamed Benaïssa, alors ministre des Affaires étrangères, dénonce les opérations boursières douteuses de l’ONA (l’affaire Diwan). Tout passe comme une lettre à la poste, sans retour de manivelle de l’Etat. Tout, quasiment tout, sauf quand Le Journal aborde la “cause sacrée” du Sahara en avril 2000.

Pas touche au Sahara
Plan serré sur Mohamed Abdelaziz, le chef du Polisario. Un titre choc : “Sahara, quelle alternative à un référendum dépassé ?”. Voilà résumée la couv’ du Journal du 14 avril 2000, qu’aucun lecteur ne verra jamais. Les 35 000 exemplaires de l’hebdomadaire sont saisis sur le tarmac de l’aéroport Mohammed V, à peine débarqués de l’avion, après impression en France. Interviewer le chef du Polisario est une idée d’Aboubakr Jamaï, née suite à un entretien avec un membre du département d’Etat américain. Le diplomate lui annonce tout de go que les Etats-Unis considèrent que la solution au conflit du Sahara passe par une “troisième voie”, à savoir l’autonomie. La confrontation armée n’a mené à rien, le référendum n’est plus d’actualité pour les Etats-Unis, l’autonomie est l’unique sésame à ce conflit qui n’a que trop duré. Jamaï sent qu’il tient un “truc”. Rentré au Maroc, il compulse les discours de Hassan II, relève plusieurs références à la régionalisation et au fédéralisme, appelle un ami qui lui annonce qu’il a travaillé sur la question au sein du G14 (un think tank créé par Hassan II). Jamaï décide de donner la parole à Abdelaziz, pensant être “couvert” puisqu’il ne faisait que prendre les devants par rapport à une solution en cours de validation en haut lieu. Mal lui en prend. On ne lui pardonnera pas d’avoir été plus vite que la musique. “Juste après l’interdiction, je reçois un coup de fil d’un ami qui me demande de passer à son domicile. Quelqu’un veut me parler, il ne m’en dit pas plus”, raconte Jamaï. Cet illustre inconnu n’est autre qu’Edward Gabriel, ambassadeur des Etats-Unis au Maroc. Selon Jamaï, le diplomate était furieux à cause de la censure de l’interview de Mohamed Abdelaziz. Gabriel jugeait qu’elle tombait comme un cheveu dans la soupe alors que Mohammed VI avait accepté l’option de l’autonomie. Quelques mois plus tard, le Maroc enterre officiellement l’idée d’un référendum pour s’engouffrer dans une “troisième voie”, concrétisée depuis par la proposition d’autonomie des provinces du Sud.
Cette première escarmouche avec l’Etat n’affecte pas la vie comptable de l’entreprise. Bien au contraire. Les annonceurs attendent avec impatience la réimpression du Journal, qui ressort avec une page blanche en Une, en signe de protestation, mais avec plus de pubs que jamais. L’hebdo a désormais sa médaille, une interdiction en bonne et due forme, qui dope sa notoriété et ses ventes. Mais les nuages s’amoncellent à l’horizon. Les contacts avec les proches de Mohammed VI, qui occupent désormais des fonctions officielles, se font de plus en plus rares. Le “printemps marocain” est fini et l’hiver s’annonce précoce : “Lors du dernier dîner où se sont croisés Fouad Ali El Himma et les actionnaires du Journal, on sentait que les rapports n’étaient plus ce qu’ils étaient”, confie un témoin de la rencontre. Les premiers signes du désamour entre Le Journal et le Pouvoir sont déjà flagrants quand un coup de massue frappe à nouveau la publication.

Le Journal est mort, vive Le Journal hebdomadaire !
Le 2 décembre 2000, une nuit pluvieuse de ramadan, pas de Journal chez les terrassiers. Quelques heures plus tôt, un communiqué de la MAP est tombé : le Premier ministre Abderrahmane Youssoufi a interdit l’hebdomadaire. Une semaine avant, Le Journal a publié un document inédit prouvant l’implication du parti de Youssoufi dans le putsch militaire d’Oufkir en 1972. En plus d’être interdit, il doit faire face à une campagne médiatique sans précédent. Libération, l’organe de presse de l’USFP, se fend d’un article en Une sur six colonnes, rien de moins, pour descendre en flammes l’hebdomadaire. Le titre parle de lui-même : “Pour en finir avec une escroquerie nommée Le Journal”. 2M, quant à elle, organise une émission spéciale pour décrédibiliser l’hebdomadaire. En réaction à l’interdiction, les actionnaires du Journal font la tournée des plateaux de télévision et des rédactions parisiennes pour faire valoir leur droit à reparaître. “Il fallait réagir en conséquence car, en face, ils avaient sorti la Grosse Bertha”, confie Jamaï, qui entame une grève de la faim pour pouvoir ressusciter sa publication. En bon communicateur qu’il est devenu, il choisit bien sa tribune pour annoncer la nouvelle : le congrès de la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH) qui se tient à Casablanca.
Après 40 jours d’interdiction, Le Journal reparaît sous un autre nom : Le Journal hebdomadaire. Tout le monde continue à l’appeler Le Journal, comme avant, mais le changement de ton est clair. L’heure est à la guerre. Sur les 8 premiers numéros, cinq sont consacrés à l’USFP, la formation de Youssoufi. Le Journal a clairement pris le maquis et affiche un ton revanchard.
L’hebdomadaire publie ainsi les bonnes feuilles du livre de Jean-Pierre Tuquoi, Le dernier roi, interdit au Maroc. Le chouchou de la génération Mohammed VI devient leur pire cauchemar en se transformant en porte-voix des “réfractaires”. Hicham Mandari, Ali Lmrabet, Moulay Hicham, Nadia Yassine et le PJD deviennent des sujets récurrents. Galonnés de l’armée, puissants de l’économie, hauts commis de l’Etat, tout le monde en prend pour son grade.
Les dossiers du Journal sont souvent percutants, fruits d’enquêtes approfondies ou d’analyses pointues. Ce travail d’investigation renforce la notoriété de la publication, qui devient incontournable pour les médias internationaux s’intéressant au Maroc. Aboubakr Jamaï est désormais abonné des plateaux télé à l’étranger, quitte à survendre, parfois, son image de héraut du 4ème pouvoir : “Invité d’une émission, il a appelé la rédaction pour qu’elle change la Une prévue. Il voulait qu’on traite de Mohammed VI afin de coller sa photo sur la couverture du Journal. Il voulait la montrer à l’antenne pour bien marquer les esprits”, confie un ancien de l’hebdomadaire.

En panne sèche
L’hebdomadaire est désormais en conflit ouvert avec l’establishment politique et économique, mais n’a plus le nerf de la guerre pour soutenir ses positions. L’interdiction par Youssoufi a entraîné un boycott publicitaire des sociétés publiques et des grandes entreprises privées : “Nous avons perdu 80% de nos recettes publicitaires, les autorités ont tout fait pour acculer Le Journal à l'asphyxie”, s’indigne Jamaï. “Nous étions désormais considérés comme un journal à problèmes pour les annonceurs”, ajoute un ancien commercial du Journal.
Sans entrée d’argent frais, le canard commence à tirer le diable par la queue car, à l’image de la cigale de la fable, il a trop flambé pendant sa période faste. A l’arrêté des comptes en 2000, Media Trust traîne déjà un déficit de plusieurs millions de dirhams, malgré un chiffre d’affaires de 25 millions (un joli score à l’époque). Les dettes se sont accumulées auprès des fournisseurs, de l’Etat et des banques. Et comme un malheur n’arrive jamais seul, l’hebdomadaire est mis à l’amende, condamné à verser 800 000 dirhams à Mohammed Benaïssa qui a gagné son procès en diffamation. Suite à ce jugement, les biens de Media Trust font l’objet d’une saisie en 2002. Les ordinateurs, les meubles et les bureaux de la société sont vendus aux enchères. Rachetés par Fadel Iraki, ils ne quitteront jamais les locaux du Journal.
Les actionnaires trouvent une parade pour permettre la survie de l’hebdomadaire. Une nouvelle société, Tri-Media, est créée en 2002 afin de pouvoir émettre des factures et encaisser les chèques pour le compte du Journal. Criblée de dettes, la société éditrice, Media Trust, est quant à elle mise en stand-by.
Fini le faste, l’heure est aux économies. Le Journal abandonne l’impression en France pour se rabattre sur les rotatives de Maroc Soir. Il est aussi contraint de lâcher ses plateaux de bureaux pour des locaux plus modestes. Les arriérés et les pénalités de retard s’accumulent et Le Journal n’arrive plus à honorer ses engagements. L’hebdomadaire paye le prix d’une gestion chaotique, qui lui vaut d’être comparé à une république bananière ou à une société offshore par certains journalistes de la rédaction : “C’était une blague entre nous. On savait pertinemment que la société ne payait ni ses impôts ni ses cotisations, et que la comptabilité n’était pas claire”, témoigne un ancien de la maison. Endettement colossal, trésorerie exsangue qui interdit notamment le paiement des impôts et de la sécurité sociale ? En tout cas, cela n’empêchera pas l’hebdomadaire de passer au format magazine en juin 2004, triplant par là ses frais d’impression. “La gestion du Journal témoignait pour le moins d’une mauvaise hiérarchisation des priorités”, poursuit notre source. Et de fait, le trou financier, déjà conséquent, devient abyssal.

Cherche repreneur désespérément
“On savait que la seule issue était de vendre Le Journal. J’étais prêt à le vendre à n’importe qui, même à la DST. Il leur suffisait de remplir trois conditions : annoncer officiellement que la DST rachetait Le Journal, préserver les emplois et payer les dettes de Media Trust”, déclare Jamaï. Ce n’est pas la DST, mais Moulay Hicham qui propose d’intégrer le tour de table de l’hebdomadaire en 2003. La transaction capote car le cousin de Mohammed VI exige que sa participation ne soit pas rendue publique, chose que refusent les actionnaires du Journal.
En 2006, un nouveau repreneur se présente, en l’occurrence Mohamed Bensaleh, le boss de Holmarcom. Il charge Hassan Alaoui, patron d’Economie & Entreprises, de mener les négociations pour lui. Mais encore une fois, le deal ne se fait pas. Ironie du sort, les tractations ont lieu au moment même où Le Journal vit un nouveau procès retentissant qui plombe davantage l’hebdomadaire. Il est condamné à payer 3 millions de dirhams de dommages et intérêts à Claude Moniquet, directeur de l’Esisc (Centre européen de recherche, d'analyse et de conseil en matière stratégique), pour avoir douté de son rapport sur le Polisario : n’était-il pas “téléguidé” par Rabat ?
Cela va de mal en pis. Les ventes sont en baisse, les dettes s’accumulent, mais le journal trouve le moyen de changer plusieurs fois de maquettes, payées rubis sur l’ongle. En pure perte. L’entreprise est dans le couloir de la mort et n’attend plus que son exécution. Pour retarder la sentence, Aboubakr Jamaï annonce, lors d’une conférence en 2007, qu’il “se retire du journalisme” afin de sauver la publication. Il s’exile aux Etats-Unis avant d’être rappelé par Fadel Iraki moins d’une année plus tard. Ali Amar, qui a assuré un intérim peu convaincant, est remercié par Iraki. Et Jamaï de reprendre logiquement les rênes d’un hebdomadaire agonisant. “Je ne compte pas m’impliquer au Journal pour ne pas le mettre en danger. Je serai simple chroniqueur”, nous déclarait-il au printemps 2009, juste après son retour au Maroc. Il n’en fera rien puisqu’il reprend très vite sa plume pour signer des éditos de plus en plus cinglants. Aboubakr est de nouveau l’homme qu’il faut faire taire. Le bâillon est déjà sous le coude. L’Etat sort à point nommé les arriérés financiers du Journal
 
 
Source: www.telquel-online.com
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